Passagère du silence de Fabienne Verdier

Ce livre n’est pas facile à lire pour le profane. Il lui faut désespérément s’accrocher pour entrer dans cette quête de l’auteure qui, au long de presque dix années d’exil, va découvrir l’art de la peinture et surtout la calligraphie chinoises. S’accrocher au vocabulaire qui lui est presque totalement étranger. S’accrocher à la philosophie que découvre l’"étrangère" elle-même et peu à peu lui permet d’entrer dans la mentalité de tous ces "Anciens", oubliés, martyrisés au cours des étapes d’évolution de la Chine, mais qui sont envers et contre tout la base de l’art chinois. Mais une fois déterminé à suivre Fabienne Verdier dans cette aventure extraordinaire, il éprouve un véritable bonheur à en découvrir à son tour les arcanes, même si, probablement, beaucoup de choses lui échappent !
Cette aventure commence au début des années 80, période où se pratique en France, un enseignement en dehors de tout apprentissage des maîtres et hors de tout vocabulaire signifiant. Déçue, Fabienne Verdier a quitté son école et pris l’habitude de se rendre au musée d’Histoire naturelle où elle dessine tout ce qui lui semble intéressant. Elle poursuit seule ses études, se présente aux examens au bout de trois ans, alors que le cursus est habituellement de cinq ans. "Lors de l’examen", écrit-elle, "les autres élèves, confiants en leur art, se sont lancés dans des abstractions lyriques ou des sujets morbides. Il en résultait une facture implicite, une violence surfaite. Ils se croyaient les échos des Expressionnistes allemands qui avaient souffert et exprimaient leur misère. Eux n’étaient le plus souvent que des petits-bourgeois de province désireux de se faire plaisir. Il eût fallu transcender ces angoisses ou ces visions pour parvenir à un langage plus subtil".
Elle est brillamment reçue bien qu’ayant mené de front études et travail afin d’être indépendante. Elle commence à apprendre le chinois : elle se voit offrir une bourse d’études pour Paris, mais elle la refuse parce qu’elle veut aller étudier en Chine. L’administration finit par accepter et "organise" son voyage et son séjour là-bas.
Et c’est ainsi qu’à vingt ans, parlant à peine la langue, elle quitte ses parents, ses amis pour se retrouver épuisée, après un voyage qui a duré des semaines où elle a été brinqueballée de mauvais trains en aéroports sordides, à l’institut des Beaux-Arts de Chongqing, dans la province du Sichuan, où aucun Occidental n’a mis les pieds depuis 1949, et où, pour la handicaper encore plus, les autochtones ne parlent qu’un dialecte local. Désormais, il lui faut accepter la stricte discipline de cette école régie par le parti communiste. A la demande de quelque ministère, elle obtient de vivre dans une chambre au lieu de "vivre à huit dans un dortoir, avec des lits superposés". "La fenêtre est munie de barreaux" ; on lui apporte "un petit lit muni d’une paillasse ; une vieille femme ratatinée et édentée" va "s’occuper d’elle" (elle apprendra plus tard qu’en fait, son rôle est de l’espionner) et lui apportera de l’eau, car il n’y pas d’eau à l’institut, sauf "une pièce où chaque matin, les deux mille étudiants de l’institut vont remplir leurs thermos". Au réfectoire, ils font la queue avec leur gamelle et leurs couverts numérotés. Ils mangent en marchant (car ils ont peu de temps) jusqu’à "une table sale, collante de graisse, des moustiques écrasés sur les murs, des crachats par terre, le sol pas balayé, une odeur de cramé à vous donner des haut-le-coeur"… Pendant longtemps, elle va trouver que la nourriture n’est pas mauvaise jusqu’à ce qu'elle apprenne qu’elle bénéficie d’un passe-droit et qu’elle exige aussitôt de manger avec les autres étudiants.
Dès le premier cours, elle reçoit "une gifle magistrale", devant tout le gratin de l’institut venu voir cette élève qui "est sortie première de son école". Hélas, il s'avère "qu’elle est incapable de "peindre un arbre" avec des bâtons d’encre et une pierre à encre". En fait, elle déclare qu’il lui faut tout son attirail habituel, ce qui fait rire tout son auditoire. Il lui faut donc "tout recommencer à zéro". Même si l’enseignement qui lui est distribué n’est pas du tout ce qu’elle espérait.
Elle ne peut pas apprendre l’art pictural des anciens et l’art calligraphique, dévastés par la Révolution culturelle. L’ambiance est pénible, les étudiants détestant d’emblée l’"étrangère" ! "J’étais éprouvée, sonnée par ce premier choc avec la Chine. Je me demandais si j’allais rester. La réalité ne coïncidait pas avec l’idée que je me faisais de ce pays et de ce que je venais y trouver. Et pendant des années il en fut ainsi".
Elle finira par tomber malade, à cause de la nourriture mauvaise et rare, de l'eau sans doute polluée, puisqu'elle contractera une hépatite, etc. Mais elle est déterminée à affronter tous les obstacles, y compris la promiscuité, la misère et la saleté ambiantes, la maladie et la surveillance incessante dont elle va faire l’objet pendant tout son séjour ! Bien que n’ayant pour vivre que la maigre bourse de l’Etat français, elle se paie d’audace, contacte et devient l’élève de très grands artistes vivant comme des miséreux, méprisés et marginalisés par le régime. Malgré les risques d’être pris et envoyés dans des fermes de l’arrière-pays, ils accepteront de l’initier aux secrets d’un enseignement remontant à la Chine la plus ancienne.
Elle va, pendant des années, suivre l’enseignement des professeurs de l’institut, "où l’on n’enseignait ni la poésie, ni l’esthétique, ni la calligraphie dont les traits ont été repris dans la peinture traditionnelle. Cette grande peinture avait été rejetée, on avait détruit bon nombre d’œuvres pendant la Révolution culturelle […]. Il fallait s’inspirer de l’art folklorique, par exemple des papiers découpés… choisir pour thème la vie dans les campagnes ou les vieilles légendes. Evidemment, l’art ne devait exprimer aucune contestation, même voilée".
Avec acharnement, elle tente d'entrer dans l'esprit des Chinois. Elle constate par exemple qu'au cours d’histoire de l’art, "le professeur avait vécu très jeune la Révolution culturelle, y avait cru et avait voulu détruire tout ce qui se rapportait au passé. Maintenant que la Chine semblait s’ouvrir, il redécouvrait la richesse de la philosophie chinoise". La jeune femme suit donc les tentatives des élèves chinois, de percer l'esprit occidental au moyen de projections de diapositives qui leur permettent de découvrir les œuvres. Mais elle se pose nombre de questions sur leur démarche : "Comment comprendre la peinture occidentale, depuis les fresques romanes jusqu’à Delacroix, sans connaître le christianisme, la mythologie grecque et romaine, l’humanisme de la Renaissance, etc.?". Elle sollicite de son professeur une initiation à la pensée chinoise, aux philosophies taoïstes, au confucianisme, au bouddhisme. Elle remarque combien il est difficile de changer les esprits : "A chaque fois, je le mettais dans une situation embarrassante car il ne comprenait plus pourquoi il avait participé à cette folie"... Comme apparemment, cet homme encore jeune veut changer, il tente de s'ouvrir aux questionnements de son élève.
Mais comment peut-elle comprendre le changement en train de s'opérer en Chine ? Elle observe beaucoup les jeunes étudiants qui l'entourent et constate qu'"une nouvelle école commençait à naître grâce à quelques audacieux et aussi au directeur de l'université qui permettait leurs innovations 'décadentes'". Elle se sent proche de ce groupe, qui avait "décidé de prendre pour modèle Cézanne et Picasso […]. Van Gogh provoquait des ravages : l'artiste fou et maudit correspondait à leur idéal". Quelques-uns ont "découvert aussi l’influence de Gauguin, Derain, Matisse, Chagall"… Elle constate avec plaisir qu'"une démarche authentique et sincère animait ces tableaux nés dans les banlieues industrielles de Chongqing". D'autres interrogations la taraudent, relatives à l'éthique de cette ouverture à l'Occident : "Il était extraordinaire de voir ces jeunes s’inspirer entièrement d’une culture étrangère. Mais qu’avaient-ils eu droit de conserver de la leur ? On leur avait refusé cet héritage sous prétexte qu’il n’était qu’un ramassis de vieilleries. Reprendre ainsi à son compte une culture qu’ils ne connaissaient que par des reproductions restait un processus totalement artificiel chez certains mais, chez d’autres, s’était intériorisé de manière surprenante". Ce qui l'entraîne vers une conclusion : Qu'elle veut, en fait, "parcourir le chemin exactement inverse du leur" ; et que "si une étrangère était capable de maîtriser l’art du pinceau traditionnel chinois comme ces artistes chinois avaient maîtrisé la peinture à l’huile, elle pourrait créer une peinture nouvelle".
Il lui a fallu des mois pour trouver et convaincre de l'accepter pour élève un vieil érudit, Huang Yuan dont des "révolutionnaires" ont mutilé la main simplement parce qu'il était fidèle aux traditions du passé. Ayant vu quelques œuvres qu'elle a accomplies à son intention et déposées chaque matin pendant six mois devant sa porte, il constate qu'en cinquante ans il n'a jamais "rencontré un élève aussi doué" ; qu'elle possède "un niveau de compréhension étonnant pour une Occidentale" ; qu'elle "possède une intelligence du cœur qui (la) porte vers les meilleurs" et qu'elle "mérite d'être enseignée selon les règles".  Mais il la prévient d'emblée, qu'il lui faudra dix ans pour pénétrer un tant soit peu la pensée chinoise, et qu'avant d'aborder la calligraphie, elle devra effectuer un stage chez un maître graveur de sceaux.
Son initiation à la calligraphie lui semble de prime abord dérisoire : elle doit commencer par le trait horizontal qu'elle doit répéter quotidiennement pendant des mois, jusqu'à ce que le trait atteigne la perfection. Ensuite, le maître l'initie "au trait-point qui doit représenter un caillou dévalant une montagne, prêt à éclater ; au trait oblique qui ressemble à une corne de rhinocéros ; au trait vertical qui est comme un clou rouillé ; au trait oblique-appuyé qui est comme la vague qui se fracasse sur le sable et se termine en roulement de tambour" ! Rationnelle, elle désire connaître le sens de ces signes, cherche dans des dictionnaires, ce qui met son professeur en colère. Il l'incite à suivre son principe : "Révèle l'élan, le dynamisme, la ligne de force. Mais je ne veux pas de prouesse technique. Tu dois arriver à une complète maîtrise de l'encre et du pinceau pour insuffler de la vie au trait". [….]. Cet entraînement va durer plusieurs saisons jusqu'à ce que n'en pouvant plus, elle explose, à la grande joie de son maître qui danse sur place, "avec une jouissance incompréhensible". "Je suis bien vieux", dit-il, "à présent, je n'y suis jamais arrivé. Mais toi, petite imbécile que tu es, tu y parviendras… le fait que tu reconnaisses que tu es ignare devant l'éternel, c'est l'attitude que je désirais que tu aies pour approcher la peinture".
Son initiation à la calligraphie durera trois ans. A la suite de quoi, elle en viendra au paysage. Là encore, l'initiation est parfois fastidieuse, même si pour l'encourager, le maître peint avec elle des paysages à quatre mains : "Le beau en peinture, selon l’enseignement des vieux maîtres", lui dit-il, "n’est pas le beau tel qu’on l’entend en Occident. Le beau, en peinture chinoise, c’est le trait animé par la vie, quand il atteint le sublime du naturel. Le laid ne signifie pas la laideur d’un sujet qui, au contraire, peut être intéressante : si elle est authentique, elle nourrit un tableau. Le laid c’est le labeur du trait, du travail trop bien exécuté, léché, l’artisanat. Les manifestations de la folie, de l’étrange, du bizarre, du naïf, de l’enfantin sont troublantes car elles existent dans ce qui nous entoure. Elles possèdent une personnalité et une saveur propres, une intelligence. Ce sont des humeurs qu’il faut développer. Toi, en tant que peintre, tu dois saisir ces subtilités. Mais l’adresse, l’habileté, la dextérité qui, en Occident, sont souvent considérées comme une qualité, sont un désastre, car on passe à côté de l'essentiel. La maladresse et le raté sont bien plus vivants".
Un peu d'humour fait du bien dans ce récit. Fabienne Verdier raconte comment, ayant voulu travailler pour s'offrir des livres, elle va passer plusieurs mois à réaliser, pour un journal, des illustrations sur le thème des jeux chinois, et lorsqu'elle se précipite à la poste récolter ses gains elle touche "L'équivalent de sept francs et six centimes" !
Dès le début de son séjour, elle a souffert de la solitude, au point que, pour être moins seule, elle suit le conseil de son vieux maître et s'achète un oiseau qui parle, ce qui lui vaudra quelques anecdotes cocasses quand il répondra à sa place ! Mais elle souffre de l'agressivité de certains étudiants, à cause de son statut à part. Pourtant, elle participe aux surprises-parties de l'université, accepte les invitations de la télévision au jour de l'an pour s'apercevoir qu'elle a été "manipulée par la propagande sans (s')en rendre compte"; les invitations à la Fête des Morts ; l'invitation à la crémation d'un mort, spectacle en Chine psychologiquement terrible. Malgré tout, elle s'est liée avec quelques camarades, et comme elle n'a pas le droit de sortir le soir, ils l'entraînent à faire le mur, et l'emmènent à quelque fête à Chongqing éloignée de plusieurs kilomètres, avec obligation d'être rentrés à l'aube ! Chaque événement, rompant la monotonie, est conté comme un petit miracle, telle la rencontre avec un photographe connu qui "cherche un bel arbre" ou avec Joris Ivens qui, lui, en chaise roulante, cherche le vent, quête dont il fera plus tard un film. Elle s'attarde avec l'équipe du Festival d'Avignon recherchant des bateliers ; déteste la venue inopinée de son père ; parle de l'arrivée inattendue d'un colis qui s'évère contenir un gros œuf en chocolat envoyé par sa tante Yvonne, brisé lors du voyage, ce qui la remplit d'émotion au point qu'elle éclate en sanglots. Elle raconte aussi sa maladie où elle est hospitalisée et, où, revenue dans sa chambre, la vieille femme l'oblige à boire une potion traditionnelle, dont l'ordonnance est "d'une poésie folle : une vraie potion de sorcière à l'odeur insoutenable ! "carapaces (de tortue) aux neuf côtes revenues à feu doux, poudres à broyer ou faire sauter à l'alcool". Elle narre avec beaucoup d'émotion sa relation amoureuse interdite avec un étudiant chinois, les cachoteries auxquelles ils doivent se livrer pour se voir. Mais, la fiancée revenue, l'histoire d'amour prend fin jusqu'au jour où se trouvant nez à nez à Pékin où elle s'est rendue, il lui déclarera en voyant ses peintures : "C'est toi qui vas réussir. Je t'aimais mais je n'avais pas le choix. Pardonne-moi, s'il te plaît, pardonne-moi !". Bien d'autres épisodes suivent, tantôt drôles, tantôt tragiques.
Un très long chapitre est consacré à ses voyages : Elle insiste sur les moyens rudimentaires dont les étudiants disposent lors de ces voyages où ils partent "en car avec, sous le bras, siège pliant numéroté, carton à dessins aux couleurs de l'Armée populaire, sans oublier un pot de conserve en verre dont (ils devront se servir) au long du périple, de gourde ou de thermos". Mais elle s'extasie sur la beauté des paysages, l'accueil chaleureux des paysans qui les invitent à manger ; se récrie sur la saleté immonde des toilettes et ses avatars lorsqu'elle est obligée de s'en servir ; s'étonne de ce qu'elle a vu dans la Ville des Dinosaures ; narre ses incursions dans la ville de Chengdu tellement différente et plus évoluée que Chongqing ; fait part de son admiration pour le temple taoïste de la Chèvre de Cuivre et partage ses visites souvent animées dans les ateliers des artistes chinois ; parle pour la première fois d'un vieillard qui garde dans une gourde un grillon dressé ; s'attriste parce que lors du voyage vers la Montagne de la Pureté, son maître retrouve son fils "affecté comme ouvrier dans une usine sordide" ; ironise à l'idée que le temple orné de peintures grotesques et érotiques permet aux vieux moines de conserver "leur vigueur sexuelle grâce aux antiques recettes transmises, entre autres par (l'ouvrage intitulé) le Classique de la fille sombre". Elle consacre plusieurs longs paragraphes à son voyage au Tibet, zone absolument interdite, où elle est "aux anges devant ces paysages magiques, ces étendues d'infini". Ils lui font "mieux comprendre à quel point le ciel régit l'ordonnance du monde" comme le lui a enseigné son vieux maître. Elle s'attarde sur la misère régnante, le sort des femmes, l'absence de toutes les nécessités de la vie, l'horreur du passage chez le peuple des Yi, zone rigoureusement interdite aux étrangers, où elle doit voyager cachée sur le toit du car, sous les cages à oies d'où elle émergera couverte de fientes, mais où personne ne la dénonce. "Le territoire était dangereux depuis l'arrivée de l'Armée et des Gardes rouges, car les Yi comme les Tibétains, restaient des irréductibles". Finalement, ce voyage tournera au cauchemar lorsque, en un geste inconscient, elle touche la très longue natte d'un homme, ce qui est un crime ; se retrouve en prison, enfermée dans une cellule, considérée comme une espionne. Il faudra l'intervention du directeur de l'institut auprès de gens haut placés pour la libérer, mais le voyage sera écourté de la moitié au grand dam de son professeur et des autres élèves. Elle pense sans cesse aux parole d'un Yi "complètement saoul qui (lui) a lancé avec violence : Rentrez chez vous et racontez ce qui nous arrive, ce qui se passe ici. Il n'y a plus de culture yi, on ne peut plus penser yi, on n'a plus le droit d'être yi". Une excursion inattendue vers le plus ancien temple de Chine permettra à son vieux maître de faire à Fabienne Verdier ses recommandations, lui développant les principes du Bouddhisme et du Taoïsme, se demandant ce "que donnent nos textes traduits en langues occidentales. Vos concepts sont issus de la philosophie grecque et du christianisme. Le Tao n’est ni votre Dieu, ni l’Etre, ni un principe qui régit l’univers, mais peut-être un peu de tout cela. […] Mais, de toute façon, méfie-toi des livres : on y croit trop par le seul fait qu’ils sont écrits. Apprends notre pensée surtout par la pratique de la peinture. Tu iras beaucoup plus loin ainsi".
Le temps a passé. L'étudiante a vieilli, a gagné en maturité. Ses deux dernières années sont plus aisées, car elle perçoit une bourse américaine obtenue grâce à sa tante ethnologue. Elle peut visiter les hauts lieux de la culture chinoise signalés par ses vieux maîtres. Elle visite Shanghai, ville qu'elle aime beaucoup. Et c'est là qu'elle va vivre dans une famille d'éleveurs de grillons, insecte pour lequel elle se passionnera ! Là aussi qu'elle sera fascinée par la "robe de son hôtesse, épouse du très grand calligraphe Li Tianma. Une couleur ocre sur l’endroit, noire sur l’envers, usée par le temps, d’une légèreté extrême, douce au toucher, appelée "Toile de soie aux nuages parfumés". A chaque lavage, cette soie fait apparaître de nouveau dessins. Elle dure toute une vie.  La couleur ocre est obtenue grâce à une teinture à base de sédiments de lits de rivières. Enthousiasmée, Fabienne Verdier se fait conduire à la boutique qui vend encore cette teinture devenue rare et l'emploiera comme un moyen de transformer la surface trop blanche du papier sur lequel elle peint. Par contre, elle va de déception en déception, après chaque visite à de vieux érudits locaux.
Son doctorat en poche, obtenu dans l'ambiance terrifiante d'une révolte qui se terminera sur la place de Tian'anmen à Pékin, elle approfondit ses connaissances. Mais la politique resserre les cordons de l'apparente liberté qui régnait. Considérée comme une ennemie du peuple, fabienne Verdier se voit contrainte de quitter la Chine dans les meilleurs délais. Tout de même, le vernissage de son exposition où se presse la foule, est un succès. Par prudence, à cause des risques encourus aux douanes, ses amis lui conseillent de brûler tous ses documents, ses archives… Elle part donc "sans valises, avec uniquement des cartons fermés par des ficelles" (que les douaniers ouvriront tous) "contenant des peintures, du matériel de peintre, quelques objets personnels".  Son départ, entourée de ses amis, du directeur de l'institut, de ses professeurs et leurs épouses, est un déchirement. De Hong Kong, elle apprendra les horreurs qui se déroulent en Chine où règne la pire répression.
Revenue en France dans un état pitoyable, elle est soutenue par son oncle et sa tante. Mais bientôt le deuil de leur mort dans un accident s'ajoutera à la tristesse car son retour en France est un nouvel exil ! Elle se souvient d'avoir rencontré l'ambassadeur de France, le contacte ainsi que, sans grand espoir, les responsables des Affaires étrangères. Et un jour, elle apprend du Quay d'Orsay : "Vous êtes nommée à Pékin. Vous partez dans trois semaines…". Les diplomates comptent sur elle pour redresser, sans budget, les relations internationales au plus bas depuis Tienan men. "De l'état de clocharde du Sichuan vivant au milieu des Chinois, je passai", dit-elle, "à une existence de diplomate avec appartement de fonction, cuisinier, et une employée de maison que j'appelais affectueusement 'Tante' Xu". Elle s'efforcera de faire au mieux son nouveau métier, jusqu'à ce que son vieux maître vienne se fâcher pour qu'elle quitte ce poste et devienne ce qu'elle a toujours été : une peintre.
Le livre se termine sur le nouveau départ de Fabienne Verdier pour la France, son mariage, sa vie d'artiste, ses questionnements, les déserts de pierre de l'Ardèche, ses mots qui racontent tout cela à la fois : "Ce sentiment d'union entre l'univers et sa beauté, je tente de le transmettre par mes toiles […] J’ai compris que l’extase, qu’elle se crie ou se taise, n’est pas un don du Ciel qu’on attend les bras croisés, mais qu’elle se conquiert, se façonne et que l’intelligence y a aussi sa part. Pendant dix ans, le vieux Huang m’a obligée à transcrire la couleur au travers d’une gamme monochrome, le plus souvent noire, à l’aide du lavis et de l’encre de Chine. Exercice difficile pour retrouver, dans l’intensité des noirs, la richesse subtile des lumières de l’univers. La saveur neutre du lavis nourrit l’être essentiel. Cette beauté dont on ne se lasse pas n’est pas celle du paraître. Sa sobriété, son humilité créent une présence intense dans son effacement.
Depuis vingt ans, je cherche, j'invente des fonds de tableaux susceptibles d'accueillir avec grâce la pensée poétique des coups de pinceau…
".  
Ainsi ce livre déroule-t-il une expérience unique d'où sont nés un vrai récit d’aventures et une œuvre personnelle fascinante, qui met en relief la difficulté pour une Occidentale, bien que d'une intelligence et d'une sensibilité exceptionnelles, à saisir l'esprit de la Chine ancestrale, avec la conscience que celle-ci ait été quasiment détruite ! Ce livre autobiographique pose le problème de la rencontre d'un individu avec une autre culture. L'auteure y conjugue l'obstination malgré le dépaysement, la rigueur dans le travail, la patience et l'humilité, les réflexions sur l'art. Bref, tout ce qui se rapporte au cœur et à l'esprit. Ce qui en fait un ouvrage exceptionnel. A lire absolument.
Jeanine Rivais (31/10/2023)
Passagère du silence -  Fabienne Verdier -  Editions Le livre de poche - 312 p. - 8,70 €



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