Jean Frémon - Le Miroir magique

Le Reniement par Monique Romagny-Vial

L’écriture est brillante. Percutante. Ponctuée de croquis pleins d’humour. Passionnée. Elle tient parfois du poème. Elle est souvent construite comme un dialogue imaginaire avec un lecteur imaginaire. Rythme jazzy dans l’ensemble. Richesse de vocabulaire. Formules frappantes. Audaces verbales. On est entrainé par le rythme des phrases, la force des mots de Monique Romagny-Vial.

Le reniement est le dernier livre de cette autrice qui en a publiés plusieurs, dont Chronique d’une parvenue et La Normalienne. Plus, de nombreuses nouvelles, parues en revues ou en recueils collectifs.

Souvent très romanesque et profondément dépaysant, Le reniement n’est pas un roman. Mais le récit d’un événement vécu. La vie en effet n’est-elle pas un roman ? Et même un roman particulièrement sujet à péripéties et rebonds ?

Ce récit a pour point de départ la personne d’Henri Vial (1944-1996), frère cadet de Monique Romagny-Vial... grand voyageur juste avant, et bien après, les années 68... incorrigible migrant, animé par l’espoir d’un ailleurs plus vivable... fasciné par les luttes de libération, notamment en Bolivie... mais finissant à cinquante-deux ans, et à Charleston, en résident américain réglo.
Un mot de plus sur Henri Vial.
Ou plutôt deux.

Pédé,
se disait-il. Homo, corrigeait sa sœur politiquement correcte quand, par exceptionnel, elle enfreignait le non-dit.

Si je souligne ce « détail » c’est qu’il se trouve, sous la plume de Monique Romagny-Vial, constituer le nœud, le cœur, le centre de Le reniement.

La grande originalité de ce livre est en effet que l’accent n’y est pas mis sur l’exotisme beatnik. Mais sur l’impossibilité de l’homosexualité dans le milieu où est né Henri.
Cette famille, en terre de houillères et de paysans, où les enfants sont nourris de religion par des parents très chrétiens, soumis eux-mêmes à ce qu’on nommerait aujourd’hui « le système ». Et ceci, même quand ces enfants... une sœur et son frère de six plus jeune qu’elle... sont de bons élèves, tournés intellos.

Ce livre, Le reniement, est l’œuvre, voire la voix, de cette sœur. Voix qui... tressée et enlacée au récit qu’elle fait sur son frère... va prendre du recul avec ce frère chéri, le jour, la nuit plutôt... où... elle qui se croyait et se voulait ouverte, progressive... s’est découverte tout à la fois sœur d’homo, et plus que profondément choquée par cette homosexualité, passée brusquement de théorique à pratique concrète.
On la sent blessée, offensée dans sa chair, et curieuse, fascinée, déroutée. Aspirant à comprendre, elle évoque l’expérience d’une de ses amies découvrant l’homosexualité de son fils. D’une autre confrontée à celle de son propre mari. Elle compare leurs chocs au sien.
Et, plus avant dans le livre, interrogera Genet, Gide, Cocteau, Foucault, Proust, Édouard Louis, Guy Hocquenghem...

Aucun homo ne m’a jamais dérangée, mon frère m’a révulsée.

Bref retour sur la vie d’Henri qui, en grandissant derrière ses B.A. et son air d’enfant sage, s’était métamorphosé en Henri furioso.
Il entre au séminaire et en sort après quelques ruades dans les brancards. Philosophie à la faculté de Lyon. Puis cinq ans de voyages, notamment en Inde où il entreprend des études d’histoire des religions. Du 1er janvier au 28 février 1968, il est emprisonné en Bolivie. De retour en France à la fin de son sursit, il refuse, en juin 1968, de porter les armes, et renvoie son livret militaire. D’où une condamnation à dix mois de détention dont il sera libéré avant terme. Il part alors pour les States.

À cette occasion, méritent d’être soulignés, à plusieurs tournants du récit, quelques tableaux très forts sur l’exotisme de fureur et violence des bas-fonds de Greenwich Village, les désagréments ordinaires du globe-trotter, la clochardisation.
Il faudrait tout citer. Mais il vaut mieux lire.

 En 1971, il a vingt-sept ans et passe Noël dans sa famille. Il est accompagné d’un copain, Wilson, petite frappe au visage poupin et aux bouderies d’enfant gâté... un David version Donatello afro-américain. 0n leur prépare deux lits dans la chambre des garçons. Normal. Rien à signaler, sinon Wilson dévalant la prairie enneigée en poussant de petits cris follets.

 Peu après, Monique Romagny-Vial les accueille dans sa banlieue parisienne de l’époque. Et c’est là, chez elle, qu’une nuit se produit l’intolérable révélation... tout un charivari certes retenu mais plus qu’explicite.

Cinq ans plus tard, c’est elle qui rend visite à son frère, à New York. Quitté par Wilson, mort depuis du sida, Henri vit désormais en couple avec Géronimo, grand, costaud, de beaux traits de black intello.

Dans votre studio, meublé à l’encan, je vous observe vivre, écrit-elle, distante, ironique, machiste au féminin... Face à votre couple une espèce d’irritation permanente m’oppresse, mauvaise humeur rentrée, déplaisir en ébullition, sous ma chape cadenassée... L’homosexualité masculine me nie dans mon corps féminin.
Elle écrit se débattre en silence contre sa déraison. Ou ses ambivalences ? Ses contradictions ? Elle parle aussi d’endosser votre homosexualité. Se sentirait-elle donc disparaître à elle-même ? L’expérience, en tout cas, paraît tout à la fois terrible et fondamentale. Comme l’est celle d’une trahison ? Ou la sensation de n’être pas vue par ceux qui comptent pour vous ? Ou autre chose que je ne sais pas ? Qui, peut-être, échappe à Monique Romagny-Vial elle-même ? D’où tous ses pourquoi... ses hypothèses... ses dialogues avec elle-même... ses tentatives d’expliquer l’inexplicable... ses questions sur les homos masculins qui refusent la femme comme être de sexe mais parlent au féminin des beaux adolescents qu’ils fréquentent ?... ses controverses sur les origines de l’homosexualité masculine... sur leur soi-disant suprématie créative... et l’inconscient... l’inné... le vrai... le faux semblant ?

Ce qui nous ramène au titre du livre, Le reniement, et à cette confidence écrite par Henri, J’ai probablement fui aux antipodes à cause de la tare.
Pour lui aussi, l’homosexualité aurait donc été vécue comme une « tare » ?

Henri, otage de son désir d’être accepté
, précise sa sœur. Il ne peut faire face à la condamnation du groupe.
Osant les mots de vérité, les mots crus que son frère ne s’est jamais autorisés en famille, elle y va donc et tombe le masque, Hélas mon frère trop tôt disparu !... Aujourd’hui c’est moi qui te dévoile Un coming out qui est à la fois tien et mien.

Le reniement 
alors... un double coming out ?

Une troublante histoire de sœur et de frère, en tout cas.

Même si je suis plus sensible aux mots par lesquels Monique Romagny-Vial, s’adressant à son frère mort, semble se réconcilier avec les mystères de l’amour et les formes qu’il lui plaît de prendre... Génonimo... ton époux et ta femme... Ton père, ta mère, ton âme-sœur.... Qui t’a accompagné jusqu’à la fin (...) agonisant que son corps martyrisé rendait insupportable, le persiflage à fleur de peau et la colère cruelle... Géronimo a souffert en ta chair ravagée que tu hurlais pourrie, empuantie, cadavre.
Dans ta chambre d’hôpital devenue chambre mortuaire, Géronimo a sangloté sur mon épaule.

Le Reniement par Monique Romagny-Vial - Atelier d’Édition Bordematin (AEB) - avril 2021 - 164 p. -  15 €00


Béatrice Nodé-Langlois (24/5/2021)


 

Genève, une place financière

La journaliste et historienne Joëlle Kuntz s’est intéressée à la place financière qu’est devenue Genève à partir du 18e siècle. Histoire qui a commencé bien avant grâce à la situation géographique de la ville et des foires régulières qui s’y sont déroulées. Par la suite, Genève doit à la France d’être devenue une place financière.

Sous Louis XIV, de nombreux négociants, souvent issus du refuge protestant, se disent « banquiers » et s’engagent financièrement dans la Guerre de successions d’Espagne puis dans celle de la Succession d’Autriche. Ces prêts, comme celui à la reine Marie-Thérèse, rapportent des intérêts de l’ordre des 4 %. Puis sous Louis XVI, se crée une nouvelle forme de rente viagère, basée sur l’espérance de vie des Demoiselles Genevoises, qui sont trente dames des meilleures familles. A cette période, un banquier genevois, Necker, devient le trésorier du royaume.

Dans la période qui suit la Révolution française, Mme Kuntz a pu se pencher sur le journal privé du premier vraiment « banquier » de Genève, Jacques Marie Jean Mirabaud. Il y détaille les activités financières de la ville de 1789 à 1829. On y trouve les jeunes négociants de l’époque dont la plupart des noms sont toujours présents dans ceux des banques privées actuelles. Par la suite, ces établissements récents, vont devoir s’adapter à la présence de filiales de nouvelles banques créées en Suisse, à Zurich en particulier, ou venant de France, avec d’autres systèmes financiers.

Cette histoire se prolonge donc jusqu’à nos jours, avec les vicissitudes qui ont ébranlé ou renforcé la place financière genevoise. Elle doit au génie propre de ses opérateurs d’avoir tourné en avantages les circonstances aléatoires de l’histoire. Une place est spécialement dédiée à la période des fonds juifs en déshérence qui a profondément ébranlé toute la politique financière suisse et genevoise en particulier. Cependant, Genève doit à l’Europe d’être restée forte et à la Suisse de s’être encore adaptée et renforcée. La plus petite des places financières internationales compte parmi les plus anciennes, c’est-à-dire les plus résistantes.

Le manque de sources n’a pas permis à l’historienne une approche systématique de ce développement. Dès lors, le livre, très didactique en soi, se concentre régulièrement sur des détails qui reflètent bien la situation générale et l’évolution. Il se lit, aussi de ce fait, comme un roman historique, dans un style fluide qui retient l’attention à tout moment.

Il met en exergue les à-côtés de l’Histoire, où l’argent a joué et joue toujours un rôle primordial, qu’on le veuille ou non. Ainsi, il peut intéresser les économistes et aussi tous ceux qui s’intéressent au rôle que la place financière a joué et joue encore – actuellement avec les importantes maisons de courtage et de négoce des matières premières – dans l’histoire de la France et de l’Europe en général. Le livre contient aussi une importante bibliographie des sources citées.

Joelle Kuntz est une journaliste de politique internationale rapatriée temporairement dans les affaires suisses ou genevoises. Elle est notamment l’auteure d’une Histoire suisse en un clin d’œil, (Zoé 2006), d’une tentative d’explication de la projection mondiale de Genève, Genève, histoire d’une vocation internationale, (Zoé 2010), d’un essai, La Suisse ou le génie de la dépendance (Zoé 2016), ou, plus récemment, d’un ouvrage sur l’histoire des bâtiments de la Genève internationale, Genève, cent ans d’architecture (Slatkine 2017).  

Genève – une place financière (182 p.), Ed. Slatkine, Genève, 2019   Séverine et Raymond Benoit (20/12/2019)

SIte


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